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La médiatisation du naufrage de Lampedusa provoquera-t-elle un changement de politique de l’Europe vis à vis des migrants ?

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lampedusa_cercueilsLe nouveau naufrage dans lequel ont péri ou disparu, le 3 octobre 2013, tout près de l’île de Lampedusa, au moins 300 personnes parmi les 500 passagers d’un bateau en provenance de Libye, n’est pas dû à la fatalité. Et c’est, hélas,un événement presque banal. En 2010, au même endroit, deux naufrages simultanés avaient provoqué près de 400 victimes. En 2009, 200 personnes se sont noyées au large de la Sicile. Pour les seuls six premiers mois de l’année 2011, le HCR estimait à 1 500 le nombre de boat people ayant trouvé la mort en tentant d’atteindre les rives de l’île de Malte ou de l’Italie. Depuis le milieu des années 90, la guerre menée par l’Europe contre les migrants a tué au moins 20 000 personnes en Méditerranée. La guerre ? Comment nommer autrement la mise en place délibérée de dispositifs de contrôles frontaliers destinés, au nom de la lutte contre l’immigration irrégulière, à repousser celles et ceux que chassent de chez eux la misère et les persécutions ?

Ces dispositifs ont pour nom Frontex (écouter l’émission consacrée à la campagne frontexit), l’agence européenne des frontières, qui déploie depuis 2005 ses navires, ses hélicoptères, ses avions, ses radars, ses caméras thermiques et bientôt ses drones depuis le détroit de Gibraltar jusqu’aux îles grecques pour protéger l’Europe des « indésirables ». Ou encore Eurosur, un système coordonné de surveillance qui, depuis 2011, fait appel aux technologies de pointe pour militariser les frontières extérieures de l’Union européenne afin de limiter le nombre d’immigrants irréguliers qui y pénètrent. Comment nommer autrement la collaboration imposée par l’Europe aux pays de transit des migrants – Libye, Algérie, Tunisie, Maroc – afin qu’ils jouent le rôle de garde-chiourmes et les dissuadent de prendre la route du nord, au prix de rafles, arrestations, mauvais traitements, séquestrations ?

Plus spectaculaire que d’habitude par son ampleur, le nouveau naufrage de Lampedusa n’a pas manqué de susciter les larmes de crocodile rituellement versées par ceux-là même qui en sont responsables. A la journée de deuil national décrétée par l’Italie – pays dont les gouvernants, de droite comme de gauche, n’ont jamais renoncé à passer des accords migratoires avec leurs voisins proches – y compris lorsqu’il s’agissait des dictatures de Kadhafi et de Ben Ali – pour pouvoir y renvoyer les exilés, font écho les déclarations de la commissaire européenne aux affaires intérieures, qui appelle à accélérer la mise en place d’Eurosur, destiné selon elle à mieux surveiller en mer les bateaux de réfugiés. Où s’arrêtera l’hypocrisie ? Peu d’espaces maritimes sont, autant que la Méditerranée, dotés d’un maillage d’observation et de surveillance aussi étroit. Si le sauvetage était une priorité – comme le droit de la mer l’exige – déplorerait-on autant de naufrages entre la Libye et Lampedusa ? Déjà sont désignés comme principaux responsables les passeurs, mafias et trafiquants d’êtres humains, comme si le sinistre négoce de ceux qui tirent profit du besoin impérieux qu’ont certains migrants de franchir à tout prix les frontières n’était pas rendu possible et encouragé par les politiques qui organisent leur verrouillage. Faut-il rappeler que si des Syriens en fuite tentent, au risque de leur vie, la traversée de la Méditerranée, c’est parce que les pays membres de l’UE refusent de leur délivrer les visas qui leur permettraient de venir légalement demander asile en Europe ? On parle de pêcheurs qui, ayant vu le navire en perdition, auraient continué leur route sans porter secours à ses passagers, et des voix s’élèvent pour exiger qu’ils soient poursuivis et punis pour non assistance à personne en danger. A-t-on oublié qu’en 2007, sept pêcheurs tunisiens accusés d’avoir « favorisé l’entrée irrégulière d’étrangers sur le sol italien »ont été poursuivis par la justice italienne, mis en prison et ont vu leur bateau placé sous séquestre parce qu’ils avaient porté secours à des migrants dont l’embarcation étaient en train de sombrer, les avaient pris à leur bord et convoyés jusqu’à Lampedusa ? Non, le drame de Lampedusa n’est pas le fruit de la fatalité. Il n’est dû ni aux passeurs voraces, ni aux pêcheurs indifférents. Les morts de Lampedusa, comme ceux d’hier et de demain, sont les victimes d’une Europe enfermée jusqu’à l’aveuglement dans une logique sécuritaire, qui a renoncé aux valeurs qu’elle prétend défendre. Une Europe qui assassine.

Six jours après le “drame de Lampedusa”, alors que le nombre de victimes ne cesse d’augmenter et que les recherches en mer continuent, la commissaire européenne aux affaires intérieures, Cecilia Malmström,  transmet un message hypocrite et mensonger : la solution pour prévenir les morts en mer serait d’accélérer la mise en place d’Eurosur pour mieux surveiller les bateaux de réfugiés, et d’investir des ressources supplémentaires afin de lancer une grande opération de sauvetage en Méditerranée sous l’égide de l’agence Frontex.

Mais à quoi sert Frontex ? Pourquoi aucun secours n’a-t-il été porté au bateau qui a fait naufrage le 3 octobre à à peine un kilomètre de Lampedusa ? Comment, avec neuf patrouilles de la Guardia Costiera, plusieurs patrouilles de la Guardia di Finanza, des bateaux militaires et des avions de surveillance, aucune information n’est-elle arrivée à temps sur l’île ? Jusqu’au 1er octobre 2013, un navire de la Guardia Civil espagnole mouillait à Lampedusa. Faisait-il partie de l’opération Hermes coordonnée par l’agence Frontex, le matin du drame ? Et si oui, que faisait-il pendant que des centaines de réfugiés se noyaient ?

Au lieu de poser ces questions, l’Italie et les institutions européennes indiquent qu’il est temps de “réévaluer” le rôle de l’agence Frontex et de lui donner plus de moyens. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! L’agence Frontex a pour mandat la lutte contre l’immigration dite “clandestine” et non le sauvetage en mer. Augmenter ses opérations dans le canal de Sicile ne réduira pas le nombre de morts en mer : 3300 personnes auraient déjà trouvé la mort aux abords de l’île de Lampedusa1 depuis 2002, alors que l’agence est en fonction depuis 2005 et que ses moyens sont passés de 19 millions d’euros en 2006 à environ 85 millions d’euros en 2013.

Même si les opérations d’interception en mer de Frontex sont souvent couplées à des opérations de sauvetage, le manque de transparence sur les activités de l’agence ne permet pas de savoir si ses patrouilles ont déjà véritablement sauvé des vies, ou si elles se sont contentées de signaler aux autorités les plus proches des embarcations en détresse. Au-delà, le partage des tâches entre l’Union européenne et les États membres est sciemment laissé dans l’opacité. Qui doit prendre en charge les migrants interceptés ou sauvés ? Qui, des États membres, de l’UE ou de Frontex, est garant du respect du droit d’asile et du principe international de non refoulement ? Ces incertitudes, et l’absence de procédures clairement définies, fragilisent gravement les opérations de sauvetage en laissant dans l’ombre la question des responsabilités.

La proposition de renforcer la présence de Frontex en Méditerranée, couplée à celle d’un renforcement de la coopération avec la Libye, révèle la volonté d’augmenter les patrouilles de l’agence européenne au large des côtes de Tripoli tout en externalisant la gestion des frontières. Cette politique entraînera un refoulement indirect des réfugiés vers la Libye où les droits humains des personnes migrantes sont notoirement bafoués2. Une façon de reléguer loin des yeux offusqués de l’opinion européenne les futurs “drames de l’immigration”.

À l’heure où, une fois de plus, les responsables politiques des États membres et de l’Union européenne considèrent que la leçon à retenir du naufrage survenu à Lampedusa le 3 octobre est la nécessité de renforcer la surveillance des frontières, il est temps de s’élever contre cette fuite en avant et d’affirmer haut et fort : ‘surveiller’ n’est pas ‘veiller sur’. On ne peut à la fois ‘surveiller’ les migrants en tant que flux à stopper et ‘veiller sur’ les migrants en tant qu’humains ayant besoin de protection. Dès lors, jamais une politique de lutte contre l’immigration dite “clandestine” ne pourra être une politique respectueuse des droits des personnes.

Contre cette politique, il faut une mobilisation citoyenne pour exiger de nos dirigeant qu’ils renonce à cette politique absurde, délétère, contre productive et coûteuse de verrouillage des frontières.


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